lundi 11 janvier 2010

Le moine au bord de la mer

Il y avait sur le mur une ombre. Quelque chose d'une simplicité remarquable. Comme ces traits devinés dans les balatums des salles de bain. Moi, j'y ai vu un arbre...bien qu'ayant longuement hésité, buté sur le mot juste. Serait-ce un arbre ou alors un de ces petits arbustes qui poussent parfois le long des falaises. De ceux qui accrochent les jupes ou encore ces longs foulards qui m'étoffent.

La lumière très sensible et un rien excessive donnait à penser que, bien que ç'eût été cet arbuste tortueux, les couleurs l'eussent bien caché. Quel masque divin ! Ainsi je décidai que mon esprit était imprégné de ces rêves aux couleurs de tempêtes et de ces tableaux enchanteurs.

A ce jeu, je me suis prise. Mais il me parlait. Aurais-je du lui mentionner ces étourdissements soudains, ces absences inexpliquées ? Elles sont très souvent inexpliquées, je l'avoue. Il continue à parler, les mots prennent corps un à un sur l'ombre. Le souffle de sa voix en dessine les traits, joue avec le vent. Tantôt un tu comprends tantôt un mais se transforment respectivement en une vague repliée et une grande bouche ouverte. Ou était-ce le contraire ?

Et les mots sur cette bouche perdaient leur sens...bien que ce ne fût que le premier. La lassitude et l'ennui. Lui parlant en vibrant et me vibrant le devinant tu.

Ensuite, un son : « Ma belle, tu ne contestes ni pour le verbe, ni pour le point » Ni pour le trait de peinture qui, sur ce mur paralysant, ajustait à merveille cette idée très précise de cet arbre trop longuement imaginé, aurais-je pu ajouter. Je ne le fis pas. Cela va de soi. La belle cherche un prétexte, cherche une simple et unique raison : celle de ne plus se taire derrière des futilités. Moi, dont la langue ne se tournait jamais plus de sept fois dans la bouche avant de parler, j'ironisais la situation pensant aux métaphores insensées qu'il perdrait me perdant.

Car il m'avait déjà perdue.

Et la belle ne conteste ni pour le verbe, ni même pour ce point....ce point transformé en une larme d'ombre qui coule et coule encore plus loin et plus droit sur le mur. Comme emporté par un esprit, par le souffle de la voix se mourant dans le point jusqu'à s'effondrer libre dans la plinthe, oui, la plainte.

Il y eût ensuite un sourire, de ces innocents sourires qui ne savent mentir qu'à moitié. Mais personne ne leur en demande l'explication. On se contente de les regarder. Et parfois d'y répondre. Ainsi, échangeant, donnant et recevant, les deux pôles communiquent. C'est tout du moins l'impression que j'eus. La belle s'en contenta et je ne m'en félicitai nullement.

« J'aurais tendu à croire que ce choix peu réfléchi et que cet emploi abusif t'eussent offusquée. Qu'en t'y épanchant, ta critique aiguisée s'y serait mise à cœur joie. Et, loin de l'innocence incertaine que tu dessines et par laquelle, ma foi, tu gâches cette prose, la virulence insoutenue de tes jeunes excès donnent souvent porte à de grands débats et passionnés discours. »

Cependant, l'aiguillon ne la touche point. Et de marbre, marbre comme le pourrait être ce mur, la belle reste. Il faisait fort éclairé. Et le souvenir de ces feuilles qui s'accrochèrent un jour à leurs pieds. Un jour en un rêve immense que celui de se taire en un silence thématique. Elle en avait choisi les notes, voire accordé les cordes. Dans la fixation des éléments s'impose le musicien, celui qui devine les sons sans les entendre. L'intuition en une harpe ; l'aveugle en caressant les cordes. Et lui, ce même lui, écoutant nu l'appel d'une sirène.

Sur le crépi, la peinture et le coup de pinceau, elle devina l'empreinte reluisante d'un sí. Il se dandinait enchanteur s'enlaçant à l'arbuste rêche. Il n'en semblait aucunement dérangé. J'ai glissé ma main sur sa joue, d'abord celle du sí et puis sur la sienne, ce qui tout bien réfléchi revient au même. Et là, la belle comprit.

Elle s'est levée brusquement de sa chaise, sans ôter le sourire, faisant tourner peu à peu l'angle des regards. La translation du corps et le recul des deux regards ainsi tournant... « Allons-y, qu'en penses-tu ? »

C'est à ce moment, enfin, que commence l'histoire. La belle et son prince charmant quittent à pas décidés, pour elle, ou à pas imposants, pour lui. Elle avait souvent connu ses chaises et ses fauteuils, les passages sur les pavés où les talons s'écrasent et où les coups s'accumulent. La lumière n'avait pour elle plus aucune importance. Ils allaient rentrer. Et c'était là toute une succession d'idées accumulées au fil des jours. Je parle ici de leur jardin, de ces jardins secrets où seuls pénètrent les intimes, au sens pur du terme.

Et cette intimité un peu prude et longuement enfantine naquit d'une succession d'éléments fortuits, pensera tout un chacun au premier abord. Lorsque l'aiguillon sort et chatouille les creux intrinsèques, les recoins délaissés, c'est alors que s'ouvre la possibilité de comprendre comment est leur maison, ce qu'on appelle communément le chez eux. Je n'ai jamais aimé ces termes. Ils sonnent faux à mes oreilles.

Les éclats reviennent. Ces éclaboussures de lucidité. Oui, oui, les éléments fortuneusement fortuits de leur pensées croisées et pausées. Elles en effrayeraient plus d'un. Elle est belle. Tout simplement. Les journées d'orage en été, lorsque cette odeur d'ozone s'engouffre par les fenêtres tout d'abord entrebaîllées et puis avec émotion ouvertes grandes, comptent parmi les instants privilégiés de l'exploitation. Le mot est dur, il vous semble. Cependant le poids de chaque geste, eusse-t-il parût futile, courbait l'atmosphère entière comme créée par ou pour elle. Ainsi les pensées fusent, les pensées se dilatent. Car quand elle exploite, il n'y a personne pour l'entendre. Ni elle, ni personne qui la connaisse.

« Aurais-tu seulement acquiescé ? Ton jugement peut parfois importer aux personnes qui comptent sur ton avis. Et je pense qu'ils sont de ceux-là. Qui plus est, j'en suis moi-même. »

« Rentrons, veux-tu ? Les lumières, ici, m'indisposent. Je n'ai aucune envie des jouer sur les mots avec d'autres. Je n'ai aucun besoin de partager ni mes jeux ni mes images. Ou ne serait-ce qu'avec toi.... »

C'est la voix hésitante, bien entendu, que la belle lui répondit.

Le chemin qu'ils avaient tracé les premiers jours furent peu hostiles. Un premier temps. J'ai tendance à penser que les choses vivent en plusieurs temps. En plusieurs cycles qui, le cas échéant, se répètent. Mais ça y est, ils sortent de cet endroit, ils s'avancent l'un accolé à l'autre. Les fils tendus en toiles fines ne cachant qu'à peine les liens étroits de ce jeune couple qui va, non pas main dans la main, mais fil par fil, cheveux par cheveux. C'est un conte bien étrange que celui de ces deux-là, les deux protagonistes d'une histoire insoupçonnée. Tout se tait, surtout elle. Mais qui est ce deuxième ?

Pendant qu'ils s'avancent, lui parlant, elle souriant, ils sont admirés, je crois. Ou peut-être passent-ils inaperçus car l'heure n'est pas froide ; car l'atmosphère admet encore les mouvements ; car il faut s'y noyer pour s'y complaire. Leur monde n'est pas cruel, oh non ! Il leur a suffit de s'immerger seuls, nus entre les bandes –serpentine- des traces d'air. Eviter les boursouflures et les croches, cela le connaît lui. Ils passent donc, anonymes, dans les rues familières, comme les pavés du café. Et ils prennent le métro, toujours ensemble, mais jamais séparément. Parfois les gens disent qu'elle a les yeux absents. Moi, j'en comprends bien le sens de cette phrase. Lui n'en est que plus attiré, voire absorbé.

Et parfois ils se contentent de marcher. Jusqu'aux escaliers.

« Je monte le premier et attise le feu ? Profite et ne te dépêche pas. »

Lui monte, elle attend.

Elle laisse l'impression de possession s'emparer de lui, nourrissant ainsi l'exploitation de l'autre. Et s'assied innocente.

Sur les marches, les premières. Les plus usées par les passages, comme les pavés. Car il y eût une ombre, un jour, une fois... -car toujours il y eût une illusion de liberté, emprisonnée par quelque pensée matérialisée.

« Dans la fibre du bois, sur le coin d'un œil, la lumière a soudainement glissé et s'est engouffrée précipitamment dans les rainures abîmées.... Ça n'arrive que quand tu parles cependant. Que quand tu parles... »

Et elle s'était tue. Et lui avait fait mine de rien et avait rêvé des lumières qui sortent ainsi emprisonnées et à ce à quoi elle avait bien pu penser, elle. Car c'était bien elle qui le pensait, cela allait de soi. Oui, ça paraissait tout à fait dans la normalité des choses, dans le fil courant des idées que les gens ont d'une vie humaine. Mais, elle, comme envoûtée, avait imaginé un univers tout autre. Il n'en avait pas peur, non ! Il l'avait adopté. Ou serait-ce elle qui l'en avait admis ? Comme un privilège redevable, comme une approbation incommensurable : le remerciement d'un instant partagé.

« Quand tu parles... c'est à ce moment que tout se meut ! Tu sais ces détails insignifiants, insignifiant. Ceux que, sous les lumières immobiles, nous avons radiés. Ceux que tu avais toi-même interdits pour moi. Il m'a fallu du temps pour me rendre compte que cette idée prenait source en moi. Que la personnalité de la cause s'éloignait par beaucoup de son effet. Ton identité se mêle aux creux comme ce bois usé. Et moi, je reste admirant plus l'effet que la cause. »

Il me vient parfois cette idée saugrenue à l'esprit, qu'en fait, il ne l'a jamais vraiment comprise. Il l'aurait ainsi acceptée. Telle quelle. Telle qu'elle doit être dans ce conte de fées. Car oui, c'était pour lui une fée. Il lui avait fait croître des ailes qu'elle avait senties nécessitant éclore. Eclore ou crever la peau, c'était selon. Moi, je l'ai sentie souffrant.

Nous nous évanouissions le long des phrases, quand les nuits sont trop longues. La sagesse et la maturité se travaillent et bouillonnent, bouillonnent nous brûlant. Et la peau molasse effritée comme poreuse et usée, s'écartant donnant place à ces ailes immobiles. Et le froid du vent, et la surdité du soleil sur les nerfs ensanglantés. Et les nerfs interminables. Et les nerfs frôlant l'autre, et les fils-cheveux les reliant faits de nerfs, faits de ses nerfs.

Elle l'avait guidé sur ce chemin et sur cette métaphore. Il était bon. Il était même très fort. Et sur ces coïncidences, ils ont créé leur environnement. Elle l'imaginait très facilement, comme vivant par lui. Elle toute entière était atmosphère. Ils avaient traversé ensemble les murs de son imagination. Elle restait admirant la beauté de ce geste. Lui ne mesurait pas le poids de ce don. Il ne mesurait plus. Plus.

Elle s'arrêtait sur la marche. Elle s'asseyait, le dos droit d'abord, et puis se courbant. Car il y avait sur le mur de la cage d'escalier ces traits et bandes de lumière. Quand elle lui avait parlé, la couleur de ses paroles avait changé ce jeu, cet ensemble. Il contesta.

« Peut-être pas aujourd'hui. Peut-être mes mots ne dépassent-ils pas les sentiers de cet entendement consenti. Celui que tout bonnement tu rejettes. Laisse-moi un droit au retour. Laisse-moi paraître. »

Et de pianoter sur les taches essentielles de sa peau. Elle en compte par centaines. Et ses doigts ne résistent plus. Comme pleurant se mouvant.

Le nerf jusqu'au bout de ses doigts, tirant les ficelles des tripes. L'entièreté de leurs deux corps se dressant en un tremblement orgasmique. Les lèvres bleues. Mes lèvres bleues. Mes lèvres en bleu.

Et lentement se dessinant les échanges coutumiers et les mouvements habituels du rêve ou encore songe que représentait leurs vies. Mais ils avaient aperçu la notion d'hostilité. Et se faisant apercevant, selon lui, les signes de retour au désir ; un désir blafard du corps de l'autre. Un désir taquin de découvertes et d'images nouvelles, d'horizons jusqu'alors inexplorés. Car ils avaient, bien sûr, à explorer d'autres métros et d'autres rues. Il leur restait encore d'immenses arpents et de profondes vagues où s'accomplir. Et sur le point où prenait forme le verbe, elle devait se prononcer encore. Elle devait se prononcer, se prononcer.

La perte du narrateur dans la coïncidence des pronoms n'est pas fortuite. Quand coïncident le sien et le sien...ne sont-ils que seul au bord de la mer ?

Mon rôle se joue dans ce jardin aux ronces grandissant. Là où les arbustes se cachent pour voir les plages désertes aux ciels orageux. Là où il n'y a ni saison ni soleil. Là, oui, sur ce mur -en ce moment précis où lui volubile et moi sourde-, je crois distinguer cet arbuste.

Et de par ce rôle, je sais pertinemment les besoins que la belle implore. Et de n'être avec lui qu'un seul corps aux nerfs se touchant en est un. Et de s'évanouir en lui se couchant en est un. Et de s'oublier. Et de m'oublier.

Mais depuis sa marche irréelle, la belle contemple à nouveau les ombres qui se dessinent sur la peinture du mur. Car il a parlé, volubile. Elle n'a pas écouté, assourdie. Elle n'a pas su se détacher de l'empreinte du son entre les mouvements et tourbillons d'air. Elle n'a pas osé ni bouger ni trembler ni frémir.

Qu'y a-t-il de plus douloureux que de se retirer précoce d'une pénétration monologue ?

Avoir pris conscience d'un rêve. Sommes-nous seulement capables de rêver les yeux extraits ? Loin des regards animés se trouvent les sens où les silences se suffisent à eux-mêmes. Que ce soit de par les fils, comme des cheveux, que nos chimères se pendent s'étranglant ou par les frissons des sons tus, je les grave éternelles à même mes rétines condamnées.

Et dans cette conclusion inachevée la belle est malheureuse. Et le dessein de son sourire à demi vécu coule sur le mur, jusqu'à pénétrer les nœuds du bois poli, et à se réaliser coagulant à l'odeur de la cire. Et lui, toujours pianotant sur les grains incertains de sa peau -sa peau à elle ne nous y trompons plus- et lui, donc, résonne et résonne et la fréquence ne s'accroche pourtant plus. Il a fini de les découvrir toutes une à une. Il a fini.

Et dans mes métaphores, je me suis perdue... sarcastique pourtant.

Et dans sa perte délibérée, nous sommes malheureuse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire